Les Tibétains exilés protègent leur patrimoine d'un "génocide culturel"

L'artiste et professeur Lobsang Tenzin devant un "thangka", peinture traditionnelle bouddhiste tibétaine, à l'Institut Norbulingka de Dharamsala en Inde, le 20 février 2024

By Peter MARTELL et Tenzin SANGMO

Dharamsala (Inde) (AFP) - De leur langue à l'enseignement des arts traditionnels, les Tibétains en exil protègent l'identité culturelle d'une terre que la plupart n'ont jamais connue et où ils accusent la Chine de s'évertuer à l'éradiquer.

Accroupi devant un "thangka" où figure un Bouddha, l'artiste Lobsang Tenzin enseigne cette peinture traditionnelle à six jeunes Tibétains à l'Institut Norbulingka, dans le Nord de l'Inde.

M. Tenzin, âgé de 49 ans, a lui-même été formé dans cet institut où plus de 300 femmes et hommes s'initient à la peinture, la broderie, au tissage et à la sculpture sur bois.

Ce vaste complexe rouge et vert, de style tibétain, fondé en 1995 pour servir d'"émissaire de la culture tibétaine", est situé près de la résidence du dalaï-lama, à Dharamsala, accroché à une colline de l'Himalaya indien.

"Il est important de préserver les traditions de notre histoire", souligne M. Tenzin en trempant son pinceau, fin comme une aiguille, dans les riches pigments bleus confectionnés avec de la poudre de lapis-lazuli. "Ce savoir-faire était sur le point de se perdre, mais nous le transmettons à de jeunes artistes".

Dimanche, les Tibétains marquent le 65e anniversaire du soulèvement du 10 mars 1959 contre les forces chinoises qui a conduit à l'exil le dalaï-lama, leur chef spirituel, suivi de dizaines de milliers de compatriotes.

La Révolution culturelle chinoise (1966-1976) parvenue au Tibet a réduit temples et monastères à l'état de ruines.

Des décennies plus tard, des militants dénoncent l'acharnement de Pékin à effacer l'identité culturelle et religieuse de leur pays.

Lhadon Tethong, directrice du Tibet Action Institute, condamne ce qu'elle qualifie de "génocide culturel" au Tibet où les enfants sont "endoctrinés" dans les internats publics, Pékin imposant des restrictions strictes sur l'usage de la langue tibétaine.

Pékin, qui maintient que le Tibet fait partie de la Chine, rejette fermement ces accusations. Une porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Mao Ning, a déclaré cette semaine que les habitants du Tibet "mènent une vie heureuse", en réponse aux préoccupations en matière de respect par la Chine des droits de l'homme au Tibet formulées par le Haut commissaire aux droits de l'homme de l'ONU, Volker Türk.

Le Tibet bénéficie de "la stabilité sociale, la croissance économique, la solidarité entre tous les groupes ethniques et l'harmonie parmi les diverses croyances religieuses", a-t-elle assuré.

\- "Ancienne gloire" -

Robert Barnett, un spécialiste du Tibet à l'Université SOAS (School of Oriental and African Studies) de Londres, dénonce la mise en oeuvre d'"un appauvrissement progressif d'une culture et d'une histoire".

"C'est un processus qui élimine petit à petit tous les éléments d'une histoire, d'un peuple, d'une culture et d'une société qui gênent les nouveaux dirigeants", dit-il.

Au fur et à mesure que passent les décennies, préserver l'identité culturelle devient une entreprise de plus en plus difficile.

Quelque 130.000 Tibétains vivent aujourd'hui en exil, la plupart en Inde et au Népal, selon les autorités tibétaines, quand plus de sept millions vivent au Tibet.

"Une fois les grands maîtres arrivés en Inde, ils ont dû se résigner à des petits boulots, tentant de bâtir leur existence dans un nouveau pays", raconte à l'AFP, Tsultrim Dorjee, directeur de l'Institut Norbulingka créé afin que ces artistes perpétuent leur savoir-faire et "rendent à l'art tibétain son ancienne gloire".

Parmi la jeune génération d'artistes, certains adoptent une approche plus contemporaine, comme le peintre Tashi Nyima, 29 ans, né à Dharamsala. Pour lui, ses toiles aux couleurs vives restent fidèles à l'héritage et la lutte politique de son peuple.

La jeunesse est aux prises avec une "identité très mixte" sans pour autant trahir la cause tibétaine, assure-t-il: "j'ai toujours cru qu'un jour le Tibet serait libre".

\- "Nous existons pour longtemps" -

La sauvegarde de la langue tibétaine est une autre lutte d'importance.

Google Translate propose 133 langues, mais pas le tibétain. Des exilés ont diffusé en ligne en 2022 leur propre dictionnaire encyclopédique en 223 volumes.

"Une fois que la langue est préservée, alors tout se met en place", assure Dorji Damdul, directeur de la Maison du Tibet, fondée dans la capitale indienne New Delhi par le dalaï-lama pour promouvoir le patrimoine de son peuple.

"Tout le flux de la culture et de la philosophie est véhiculé par la langue", ajoute cet cet érudit bouddhiste, né en Inde en 1968.

Alors que de plus en plus de jeunes Tibétains en Inde partent tenter leur chance en Europe et en Amérique du Nord, il admet que maintenir une identité vivante est un "défi majeur".

"Au Tibet, l'assimilation par la force se produit avec les Chinois communistes", poursuit-il, condamnant "l'asservissement douloureux" de la culture. "En Occident, l'assimilation naturelle peut se produire parce qu'elle est trop libre".

Le gouvernement tibétain en exil, basé à Dharamsala, affirme s'efforcer de maintenir le lien avec la diaspora, y compris avec des conférences en ligne sur l'histoire tibétaine.

"Nous avons désormais des Tibétains dans plus de 25 pays (...) et s'ils comprenaient un peu mieux le Tibet, ils pourraient en être de meilleurs défenseurs", estime Penpa Tsering, le sikyong --ou chef du gouvernement-- élu par les Tibétains en exil.

Son administration supervise plus de 60 écoles de langue tibétaine en Inde et au Népal, soutient près de 300 monastères et couvents et des associations partout dans le monde.

"Nous existons pour longtemps", affirme-t-il, "il ne faut surtout pas croire que nous disparaîtrons si facilement".

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