Eurodéputé: de moins en moins un pis-aller, de plus en plus une spécialité

Les députés européens lors d'une séance au Parlement européen de Bruxelles, le 11 avril 2024

By Fabrice RANDOUX

Paris (AFP) - Institution complexe, loin de Paris, sous-exposée et demandant un bon niveau d'anglais... le Parlement européen a longtemps rebuté les politiques français mais de plus en plus se "spécialisent" eurodéputés, appréciant à Strasbourg la culture du compromis si étrangère à l'Assemblée.

"La campagne européenne c'est bien, le mandat c'est long. Il n’y a pas un journaliste qui vient". A l'image de François Hollande, démissionnaire six mois après avoir mené la liste PS en 1999, les leaders français se sont rarement passionnés pour Strasbourg et Bruxelles, à quelques exceptions comme Michel Rocard rajeuni par ses trois mandats (1994-2009) après sa retraite nationale.

A côté de quelques élus très investis, nombreux attendaient là de retrouver un ministère, un mandat national et le microcosme politico-médiatique. Exfiltrée du ministère de la Justice au Parlement européen en 2009, Rachida Dati avouait ainsi "je n'en peux plus" à peine arrivée.

"S'engager à Strasbourg, c'était abandonner tout espoir de faire carrière à Paris. On n'était pas dans les antichambres ministérielles", résume le député Modem Jean-Louis Bourlanges, qui fut un eurodéputé influent de 1994 à 2009.

Mais ces pratiques passent moins, comme en témoignent les difficultés de Brice Hortefeux et Nadine Morano à être réinvestis par LR ou les critiques contre Jordan Bardella faisant de sa campagne un tremplin national.

\- "La France se germanise" -

Fait significatif, plusieurs têtes de liste l'étaient déjà en 2019 et une grande majorité d'eurodéputés veulent à nouveau être candidats.

"La France se germanise", se félicite un cadre du Parlement qui constate une "spécialisation européenne" revendiquée des élus, y voyant l'effet "d'un rajeunissement".

Chez les Allemands, le travail parlementaire a toujours été valorisé, leur permettant d'obtenir les postes influents (présidents de commission, rapporteur...) où l'ancienneté est un facteur clé pour traiter de dossiers récurrents (PAC, politique régionale, traités...).

Pour exister, "il faut avoir des projets précis et bien choisir sa commission pour les défendre", souligne la tête de liste des socialistes Raphaël Glucksmann qui s'est fait connaître à Bruxelles par son combat pour la défense des Ouïghours, minorité musulmane persécutée en Chine.

Dans son livre "Députée pirate", Leïla Chaibi (LFI), venue du milieu associatif, raconte avoir d'abord été victime "du syndrome de l'impostrice", impressionnée par "le haut niveau de technicité". Elle s'est sentie "perdue dans les dédales de cette petite ville" (avec salon de coiffure, boutiques...) et "enfermée dans une bulle" qui "vous coupe des électeurs".

Mais elle est parvenue à donner un sens à son mandat "en bataillant face aux lobbies" pour obtenir de la Commission européenne une proposition de directive sur les droits des travailleurs des plateformes, qui doit être définitivement adoptée par le Parlement fin avril.

Dans cette tour de Babel, où "chacun vit loin de chez lui", elle explique comment "les temps informels" ("apéro, karaoké") lui ont permis de "rapprocher les positions" avec des élus d'autres pays, compensant son "anglais de blédard" par un "parler cash".

Car, de fait, beaucoup de négociations sont en anglais, sans interprètes. "J'ai dû m'y remettre", reconnaît l'écologiste David Cormand. Laurence Sailliet (LR), dont "le niveau était un peu faible", a installé l'application duolingo sur son téléphone.

\- "Tous copains" -

Il y a aussi le changement de vie (Strasbourg une semaine par mois, le reste du temps à Bruxelles), même si le Français est bien loti surtout si, comme David Cormand, il habite "près de la gare du Nord". Leïla Chaibi a fini par "prendre un meublé à Bruxelles où son bébé va à la crèche du Parlement".

Mais le plus grand choc reste la découverte de la négociation - au sein du Parlement, mais aussi avec la Commission et les Etats membres - loin de la guerre de tranchées majorité/opposition de l'Assemblée nationale.

Au Parlement européen, élu à la proportionnelle et traversé par des clivages politiques et culturels (droite/gauche, pro-européens/souverainistes, entre pays) "les couteaux doivent rester au vestiaire", souligne M. Bourlanges qui résume: "le Parlement français parle, le Parlement européen négocie".

"Tout Mélenchon que vous êtes, au bout de deux minutes on vous coupe. Les effets de manche ça ne marche pas, ce qui compte c'est votre capacité à obtenir une majorité", constate David Cormand.

Pour défendre les chauffeurs d'Uber, Leïla Chaibi a même rencontré François-Xavier Bellamy (LR) "que je n'aurais jamais abordé dans une assemblée française"

"Il y a un côté +tous copains+ qui peut faire oublier pour quoi on a été élus. Le Parlement est une machine à dépolitiser", prévient-elle.

© Agence France-Presse