De Saint-Malo à Abidjan, les écrivaines africaines féministes luttent pour se faire entendre

L'écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, le 19 avril 2023, à Bogota, en Colombie

By Anaïs LLOBET avec Marietou BÂ à Abidjan

Saint-Malo (AFP) - Longtemps inaudibles, les voix des écrivaines africaines féministes commencent progressivement à être entendues en Europe, notamment grâce à leur présence à des festivals internationaux comme celui samedi d'Etonnants Voyageurs à Saint-Malo, en France, mais peinent toujours à "atteindre les lecteurs d'Afrique", regrettent-elles.

Autrice ougandaise anglophone, Jennifer Nansubuga Makumbi a publié "La Première Femme", un roman d'apprentissage féministe qui a connu un franc succès au Royaume-Uni.

"Le patriarcat veut nous faire croire qu'il n'y a pas de féminisme africain, qu'il vient d'Occident", explique-t-elle à l'AFP. "En réalité, en Ouganda, il existe le +mwenkanonkano+", le féminisme local. C'est ce mouvement-là "sans icône ni manifeste", dont elle parle dans son roman.

En 1978, Awa Thiam publie "La parole aux négresses", un an avant la parution d'"Une si longue lettre" de Mariama Bâ, deux ouvrages sénégalais, fondateurs de la littérature féministe africaine.

Mais leurs voix ont longtemps été étouffées par celles venues des Etats-Unis: les autrices afro-américaines "écrasent" leurs camarades africaines par habitude "impérialiste", accuse Axelle Jah Njiké, autrice parisienne d'origine camerounaise.

Les choses ont commencé à changer après les premiers succès de l'écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, retrace Mme Makumbi.

S'inspirant de son expérience au Nigeria, la romancière campe des jeunes femmes fortes évoluant dans un monde patriarcal. Ses romans ou nouvelles traduits dans plus de trente langues sont des succès de librairie, et l'une de ses conférences a été visionnée plusieurs millions de fois sur YouTube.

"Il y a eu un avant et un après" ce phénomène, note Mme Makumbi.

Peu après, le roman féministe "Les Impatientes" de la romancière camerounaise Djaïli Amadou Amal remporte le prix littéraire français du Goncourt des Lycéens en 2020.

\- Elite locale -

A Yopougon, quartier d'Abidjan, Edwige Dro a ouvert la librairie 1949books, dédiée aux "écritures féminines d'Afrique et du monde noir".

Écrivaine et traductrice ivoirienne, elle veut "amplifier les contributions des femmes noires" pour montrer leur diversité.

Dans sa librairie, une couverture orange et rose attire l'œil: "Les vies sexuelles des femmes africaines" de la Ghanéenne Nana Darkoa Seykiamah, qui y évoque le polyamour, ou la masturbation dans une relation polygame.

"La sexualité en Afrique", c'est "tabou" mais "il faut avoir le courage d'en parler", assure l'autrice ivoirienne Coralie Yéboué, au Salon international du livre d'Abidjan (SILA).

Un thème qui rompt avec l'habituelle "souffrance de la femme noire", en vogue chez les éditeurs européens et dont les autrices contemporaines veulent se détacher, affirme Edwige Dro.

"Quand votre ouvrage ne rentre pas dans ces cases, on vous fait remarquer que vous n'écrivez pas tout à fait comme une noire", soupire Mme Njiké.

"J'écris principalement pour les femmes africaines" mais "cela ne veut pas dire que mes écrits ne font pas sens ou ne sont pas pertinents pour d'autres personnes", souligne pour sa part Mme Seykiamah.

Son succès, comme celui d'autres écrivaines africaines féministes, reste néanmoins circonscrit à une élite locale ou à un lectorat occidental.

"Ma voix n'est pas audible en Afrique", déplore ainsi Jennifer Makumbi.

Elles font face à plusieurs obstacles: l'absence de "maisons d'éditions très fortes", selon Edwige Dro, mais aussi l'analphabétisme. En Afrique subsaharienne, 41% des femmes sont analphabètes, selon l'Observatoire des inégalités, institut indépendant.

\- "Réécriture" -

Pour se faire connaître, les autrices utilisent les réseaux sociaux, pour promouvoir leurs livres et leurs idées, grâce à une "solidarité entre les écrivaines ouest-africaines", analyse Ndèye Fatou Kane, essayiste sénégalaise avec "Vous avez dit féministe?".

D'autres sont obligées d'"aguicher un public français", constate Edwige Dro. La libraire les repère à la description zélée d'objets ou de termes locaux, voire à la conversion d'une monnaie locale en euros.

Selon elle, ces choix envoient un message clair au lectorat local: "Ce n'est pas pour vous, vous n'êtes pas la cible", regrette-t-elle.

Djaïli Amadou Amal, par exemple, a ainsi dû soumettre son ouvrage à une "réécriture" proposée par son éditrice française, Emmanuelle Collas, pour effacer son "étrangeté".

"Tant qu'au sein des maisons d'édition, la représentation des voix noires fera défaut (...) le récit des femmes noires restera invisibilisé", soupire Mme Njiké.

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