Narcos, rythmes latinos et transidentité: Jacques Audiard réinvente la comédie musicale

L'équipe du film de Jacques Audiard "Emilia Perez" avant sa projection, le 18 mai 2024 au Festival de Cannes

By François BECKER et Aurélie MAYEMBO

Cannes (AFP) - Jacques Audiard réinvente la comédie musicale avec "Emilia Pérez", son film en compétition à Cannes sur un baron de la drogue mexicain qui change de vie et devient une femme, tourné avec deux énormes stars, Selena Gomez et Zoe Saldaña.

A 72 ans, déjà récompensé d'une Palme d'or ("Dheepan" en 2015), Jacques Audiard n'en finit pas de casser les codes.

Tourné en espagnol, mêlant avec élégance thriller sombre dans l'ultraviolente société mexicaine et scènes chorégraphiées au son du reggaeton, de la musique mexicaine et même d'un classique de la chanson française, ce film inclassable a récolté 9 minutes d'applaudissements après sa projection et pourrait faire chavirer le cœur du jury.

Sa présidente, Greta Gerwig, s'y connaît en la matière -- elle a fait un hold-up sur le box-office mondial avec "Barbie". Pas de rose bonbon cependant dans "Emilia Pérez" mais la sombre réalité de la société mexicaine, rongée par la violence.

Dans le rôle-titre, une actrice transgenre espagnole, Karla Sofía Gascón. Au début du film, elle est Manitas, le richissime chef d'un puissant cartel de la drogue mexicain. Il veut changer radicalement de vie: quitter le milieu criminel et devenir une femme, son aspiration profonde. Même si cela signifie disparaître aux yeux de son épouse (Selena Gomez) et de ses enfants.

Un rôle en or pour l'actrice espagnole de 52 ans, connue pour ses rôles dans des productions mexicaines et des telenovelas. Karla Sofía Gascón a changé de genre à 46 ans, avec déjà une carrière établie, une épouse et un enfant. Elle en a sorti un livre autobiographique qui l'expose à l'homophobie et à la transphobie. Pour ce film, elle a tenu à incarner à la fois Manitas et Emilia, avant et après la transition.

Pour exécuter son plan, le baron de la drogue fait enlever une avocate, Rita (Zoé Saldaña, vue dans "Avatar") abonnée à la défense des petits truands et autres maris violents, des dossiers qui "lui laissent un goût de merde dans la bouche". Elle devra l'aider à mener à bien son projet, de Bangkok à Tel Aviv, et deviendra sa plus proche collaboratrice.

\- "Changer les âmes" -

Comme si un défi ne suffisait pas, Jacques Audiard a aussi voulu mettre la musique au centre de ce film, qui parle d'émancipation, de pauvreté et de violence des rapports sociaux, dans la tradition de grands classiques de la comédie musicale comme "West Side Story".

Une collaboration avec Tom Waits a un temps été évoquée, avant que le musicien ne décline. Le Canadien Gonzales s'est lui lancé dans le projet, commençant à composer des chansons mais n'a pas réussi à se mettre d'accord avec Audiard... Ce dernier finira par choisir Camille, ovni de la chanson française, qui avait rencontré le succès au début des années 2000 avec son album "Le fil".

Résultat, des chorégraphies clipesques et des chansons qui parlent de "changer les corps pour changer les âmes et la société", des "hommes, des femmes et de tous ceux entre les deux".

Les décors et les costumes sont impeccables dans ce film financé entre autres par Saint Laurent Productions. La maison de couture est la première marque de luxe à compter la production de films à part entière dans ses activités.

Audiard est l'un des doyens de la compétition cannoise. Mais, quand Francis Ford Coppola, 85 ans, a livré avec "Megalopolis" une oeuvre testamentaire, jugée par beaucoup catastrophique, ou Paul Schrader, 77 ans, un film crépusculaire hanté par la mort ("Oh Canada"), le cinéaste français n'en finit pas de surprendre.

Sa filmographie, très éclectique, va du film de prison ("Un prophète") au mélodrame ("De rouille et d'os"), en passant par le western tourné avec des stars hollywoodiennes ("Les frères Sisters") ou l'inclassable "Dheepan", avec un casting sri-lankais inconnu du public.

En prise avec son époque, ses films offrent une place de plus en plus importante aux personnages féminins, comme dans "Les Olympiades", chronique de la jeunesse parisienne présentée il y a trois ans à Cannes. Et dans cet "Emilia Pérez", évidemment.

© Agence France-Presse